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une tout autre femme, lorsqu’un matin, au moment où elle demandait au valet de chambre du comte où était son maître, elle vit entrer dans son salon, sans même qu’il se fût fait annoncer, le chef de la police de Saint-Pétersbourg, le général Lemanoff.

— Madame, lui dit ce fonctionnaire après avoir décliné ses titres et qualités, en la saluant à peine, vous avez une heure pour préparer vos malles ; j’ai ordre de vous faire conduire à la frontière.

— À la frontière ! répéta la comtesse en bondissant de son fauteuil ; moi ! pourquoi donc ?

— C’est l’ordre du tsar. Lisez, madame.

Le terrible et inattendu visiteur lui tendait une grande feuille de papier où ses yeux, chargés d’éclairs, parcoururent ces lignes :


« La nommée Jeanne Reboul, veuve de Ferney, se disant comtesse Iwacheff, sera conduite immédiatement hors de l’empire, sans qu’il lui soit permis de communiquer avec personne.

« Le chef de la police ne lui laissera emporter que ses effets et ses bijoux, mais aucuns papiers, sauf ceux qui sont relatifs à ses intérêts à l’étranger. »


— Mais c’est une infamie, monsieur ; mon mari, je veux le voir, s’écria la jeune femme après avoir lu cet ordre implacable.

— M. le comte Iwacheff est en route pour le Caucase, madame, dit le fonctionnaire ; moi, je vous attends. Toute rébellion de votre part serait immédiatement suivie de votre arrestation.

— Puis-je, du moins, connaître le motif de cet exil ?

— Je ne dois vous donner aucune explication.

— J’ai été calomniée auprès de Sa Majesté ; cela est horrible ! Je désire, avant de partir, voir mon ambassadeur.

Son Excellence l’ambassadeur de France sait ce qui se passe et l’approuve.

Atterrée, Mme de Ferney se laissa retomber dans son fauteuil. Vivant depuis trop longtemps en Russie pour n’en pas connaître les mœurs administratives, elle savait qu’elle n’avait qu’à se soumettre, et son orgueil se révoltait moins encore de la mesure dont elle était l’objet que de l’impossibilité d’y résister.

— Vous me permettrez, je l’espère, d’écrire à mon mari ? demanda-t-elle.

— J’ignore où il se rend et il l’ignore lui-même, répondit le chef de la police. Le lieu de sa résidence ne lui sera désigné que lorsqu’il sera arrivé dans la ville pour laquelle il est parti.

— C’est bien, monsieur. Pourrai-je emmener Sonia, ma femme de chambre ?