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monde, et elle permettait de les admirer, décolletée, ainsi qu’elle l’était, avec cette pudeur provocante que possèdent seules certaines charmeresses.

À son cou et autour de ses bras, un collier et des bracelets d’un prix inestimable. Dans toute son attitude, dans l’expression de sa physionomie, dans le calme de son visage, il semblait régner quelque chose de fatal et de dominateur.

Quel était son âge ? Avait-elle plus ou moins de trente ans ! Il était impossible de le dire. Sa beauté était de celles qui échappent à toute affirmation de ce genre.

Mais ce qui, peut-être, excitait davantage encore la curiosité des habitués de Covent-Garden, c’est que la spectatrice retardataire était une inconnue pour ces gentlemen qui faisaient profession d’être au courant de tout ce qui intéressait le high-life et la galanterie londonienne.

Aussi les lorgnettes ne quittaient pas la loge de la belle étrangère, qui paraissait, d’ailleurs, complètement indifférente à l’admiration dont elle était l’objet.

Elle n’avait pas remarqué un spectateur qui, placé tout en haut, à la troisième galerie, la dévorait d’un regard fiévreux.

Cet individu, évidemment, n’était pas un Anglais. Cela se devinait à son teint, à la coupe de sa barbe, à son costume même. Après avoir brusquement séparé les spectateurs qui se trouvaient devant lui, il se tenait penché dans le vide.

Il ne fallut rien moins que les menaces de ceux qu’il avait dérangés pour qu’il se décidât à se rejeter en arrière lorsque l’orchestre eut commencé l’introduction au second acte du chef-d’œuvre de Donizetti.

Mais pendant tout ce second acte, notre personnage n’accorda pas la moindre attention à ce qui se passait sur la scène, et le rideau était à peine tombé qu’il quitta sa place pour s’élancer à travers les escaliers.

Une fois dans le vestibule du rez-de-chaussée, il le fouilla rapidement du regard et, ne trouvant pas sans doute, ce qu’il voulait, il franchit le seuil du théâtre et traversa la rue pour entrer, dix pas plus loin, dans un cabaret de bas étage, où fumaient et buvaient une quinzaine de ces individus qui vivent à Londres, ainsi qu’à Paris, aux alentours des salles de spectacle : commissionnaires, ouvreurs de portières, marchands de journaux et de contremarques, et pickpockets.

— C’est toi que je cherche, dit-il en français à un grand gaillard d’assez mauvaise mine qui, le dos au comptoir du bar, buvait un verre de gin.

— Comme tu es pâle, lui répondit celui-ci dans la même langue. Qu’as-tu donc ?

— Sortons, je vais te le dire.

L’interpellé lampa d’un trait ce qui restait de liquide brûlant dans son verre et suivit son compatriote.

— Sais-tu qui je viens de voir ? dit notre inconnu à son ami dès qu’ils furent dans la rue.

— Qui tu viens de voir ? Où ça, d’abord ? Ah ! au théâtre, car monsieur va au spectacle comme un gentleman.