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occupée à l’hôtel de Rifay avant d’y régner en souveraine ; elles lui rappelaient également l’humiliation que lui avait infligée Mme de Ferney à son lit de mort.

Aussi, loin de s’occuper de ses anciennes élèves, se détournait-elle au contraire sur leur passage, ou elle ne leur adressait la parole que d’une voix sèche qui les faisait trembler.

Quand elles étaient à table avec leur belle-mère, les deux petites filles n’osaient dire un mot ; lorsqu’elles l’entendaient venir, elles interrompaient brusquement leurs jeux.

L’hôtel ne résonnait plus, ainsi qu’autrefois, de frais éclats de rire, et comme la gaieté et les caresses sont une partie essentielle de l’hygiène de l’enfance, Louise et Berthe, qui ne riaient plus et qu’on n’embrassait jamais, devenaient maigres et pâles.

Six mois s’écoulèrent ainsi sans que Jeanne reçût aucune nouvelle intéressante du dehors. Elle avait envoyé à Françoise tout l’argent promis ; elle ignorait si le cadavre de Justin avait été découvert, et elle ne savait pas ce qu’était devenu M. de Serville.

Le hasard ne le lui avait jamais fait rencontrer, ni au bois ni au théâtre, où elle allait souvent avec son mari, et elle n’avait osé lui écrire pour l’informer du changement qui s’était fait dans sa position sociale.

Avait-il quitté Paris ? Ne pensait-il plus à elle ? S’il l’avait réellement voulu, est-ce qu’il ne l’aurait pas retrouvée !

Cet oubli dont elle accusait le seul homme qu’elle eût aimé la faisait souffrir dans son orgueil tout autant que dans son cœur, et elle s’en vengeait en rendant la vie difficile à tous ceux qui l’entouraient.

Les anciens domestiques de l’hôtel étaient partis les uns après les autres ; les enfants devenaient plus tristes de jour en jour auprès de leur gouvernante acariâtre ; seul, M. de Ferney, toujours aveugle parce qu’il était toujours follement épris, ne s’apercevait pas de ces changements.

Les choses en étaient là lorsqu’un jour le magistrat, heureux de se montrer en public avec sa femme, la conduisit à l’Exposition de peinture.

Arrivée dans un des salons, Mme de Ferney s’arrêta tout à coup devant un tableau, en disant à son mari :

— Voyez donc, mon ami.

— C’est vous ! s’exclama-t-il.

— Oh ! pas tout à fait ; mais il est évident qu’il y a là quelque ressemblance avec moi.

La toile représentait une jeune fille rêvant au bord de la mer. Elle était brossée avec une grande hardiesse et une véritable poésie.

M. de Ferney se rapprocha du cadre pour lire le nom de l’auteur de cette charmante étude.