Page:René de Pont-Jest - Le Serment d’Éva.djvu/237

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

montré, car j’ai vécu pendant quelque temps dans ce monde-là, en qualité de docteur de l’un de nos grands théâtres parisiens. Or, pour mon propre compte, j’aimerais mieux casser des pierres le long des routes plutôt que d’être comédien. Vous ne vous doutez pas des humiliations, des déboires, des luttes de tout genre dont se compose l’existence d’un acteur. Il faut avoir l’âme chevillée dans le corps, et un æs triplex autour du cœur pour y résister. Le mieux serait encore de n’avoir ni âme, ni cœur, mais seulement l’incommensurable vanité qui permet au comédien de ne voir que le beau côté de la médaille et d’avaler sans grimace les pilules les plus amères.

« Du reste, c’est là une profession qui, comme celle d’avocat, oblitère quelque peu le sens moral. À force de plaider le faux et le vrai, il est des avocats qui arrivent parfois à ne plus distinguer nettement ce qui est bon de ce qui est mauvais, et finissent par avoir, pour le mal, des indulgences incompréhensibles. Le comédien, lui, à force de jouer avec tous les sentiments, à force d’être, sur les planches, un héros ou un chenapan, un homme d’esprit ou un imbécile, un roi ou un valet, n’est trop souvent au moral, dans la vie privée, qu’une sorte d’Arlequin qui emprunte inconsciemment à chacun des rôles qu’il a interprétés, lors même qu’il est le plus brave garçon du monde, des façons d’être, de penser et de parler selon les besoins du moment ; s’imaginant, quand cela s’accorde avec son orgueil, les circonstances et ses intentions, qu’il est Bajazet, Ruy Blas, d’Arta-