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— Nous séparer ! s’écria Ada, en arrêtant ses regards inquiets sur celui qu’elle aimait toujours de toute son âme.

— Brahma seul sait ce que je vais devenir : votre mère a besoin d’une existence paisible, elle ne la trouverait pas près de moi ; si vous me suivez, elle restera seule. Était-ce alors utile de vous réunir pour aussi peu de jours ?

— Mais moi, interrompit Saphir, si ma mère ne m’en croit pas indigne, je lui sacrifierai ma vie.

La malheureuse enfant avait prononcé ces mots sans tourner les yeux vers Nadir, Nadir le mari de sa sœur, Nadir qui l’avait repoussée jadis et qu’elle ne pouvait aimer maintenant sans être criminelle.

Lady Maury ne répondit à sa fille qu’en lui tendant les bras. Elle comprenait que cette séparation dont parlait l’Hindou était nécessaire.

— Puisqu’il en est ainsi, poursuivit ce dernier, nous ne nous quitterons pas, Ada ; mais vous n’avez que quelques heures pour faire vos adieux à votre mère. J’ai donné l’ordre de mettre en panne devant Morlaix. Là, vous débarquerez et prendrez le chemin de fer pour vous rendre à Paris. Il y a dans ce portefeuille, en traites sur MM. De Rothschild, ce qu’il faut pour assurer votre avenir. Oh ! prenez cette somme, elle est bien à moi, par conséquent, bien à vous.

Et après avoir remis à lady Maury un petit carnet dans lequel se trouvait pour un million de valeur, il ajouta en se tournant vers Harris :

— Quant à vous, docteur, vous aussi vous êtes libre. Les événements dont nous avons été les instigateurs à Londres me prouvent que les mouvements populaires, semblables à ceux que nous avons suscités, font trop d’innocentes victimes. Ce n’est plus en faisant appel à ses mauvais instincts et à ses convoitises, que je rêve de rendre le peuple plus heureux : c’est en soulageant ses misères, en le moralisant, en lui parlant aussi souvent de ses devoirs que de ses droits. Ce que je voudrais lui apprendre avant tout, c’est à chasser de son sein ces parasites qui le rongent, ces ambitieux qui ne le poussent en avant que pour se faire marchepied de ses cadavres mutilés, ces utopistes qui ne voient que le but qu’ils veulent atteindre et marchent vers lui dans des flots de sang. Maudit soit l’héritage de haine qui m’est échu, c’est l’héritage de Satan !

— Vous avez raison, maître, répondit Harris d’une voix grave, depuis quelques jours déjà ces mêmes pensées m’assiègent et me troublent. Laissez-moi vous suivre afin que je puisse, dans l’avenir, m’associer à votre œuvre de réparation.

— Soit ! répondit Nadir ; j’aurai confiance en vous pour faire le bien comme j’ai eu confiance en vous pour faire le mal.

— Mais avant de me séparer des deux êtres qui me doivent tant de