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du sang est l’encens préféré, les râles des mourants le plus suave des hymnes.

« Je ne perdis pas un instant. J’éveillai mes compagnons ; en quelques mots, je leur appris ce qui venait d’avoir lieu, le danger qu’ils avaient couru, et nous sortîmes.

« Le brahmine était encore en prières lorsque nous passâmes près de lui. Le sang de ses enfants avait jailli jusqu’à nous ; nos pagnes avaient de grandes taches rouges.

« Il se retourna au bruit que faisaient nos pas sur les feuilles sèches, et, à notre vue, il se redressa brusquement en poussant un cri terrible.

« — Par Yama, le dieu de la mort ! s’écria-t-il en regardant avec des yeux hagards son long poignard teint de ce sang qu’il croyait le nôtre, ai-je frappé dans le vide et sont-ce là des fantômes ? Mais les victimes, alors, les victimes, où sont-elles ?

« Désespéré, fou, éperdu, il se précipita dans sa cabane, sur les nattes humides du sang de ses fils.

« Pendant qu’il cherchait et se croyait le jouet d’un épouvantable rêve, nous, nous traversions à la nage la petite rivière qui baigne le village.

« Les malédictions du brahmine, ses cris de désespoir nous poursuivaient. Pendant plusieurs heures d’une course vertigineuse dans la forêt je crus encore les entendre se mêler au sifflement du vent dans les palmiers, aux rugissements des bêtes fauves dans les fourrés.

« Au moment où nous allions atteindre le campement de la bande, je m’arrêtai brusquement : on venait de prononcer mon nom, non pas mon nom de Feringhea, mais celui de mon enfance, celui que ma mère me donnait en me berçant, celui que la compagne de ma jeunesse prononçait avec un si doux accent.

« Mes pas s’attachèrent au sol, mon cœur précipita ses battements, et je prêtai l’oreille.

« La même voix parlait de nouveau ; elle prononçait le même nom, le mien, et il me semblait que c’était au milieu de larmes et de sanglots. Cette voix que je reconnaissais maintenant, c’était celle de ma bien-aimée, celle de Goolab-Sohbee, qui m’appelait à son secours.

« Sans crainte des bambous dont les épines me déchiraient le visage, je me jetai du côté où cette voix chérie se faisait entendre.

« Au détour d’un des sentiers de la forêt, je vis un groupe d’hommes entraînant trois femmes.

« Je ne m’étais pas trompé : mon cœur me m’avait révélée ; sa voix était arrivée jusqu’à moi. Parmi ces femmes, je reconnus Goolab-Sohbee.

« À cette vue, je quittai mes guides et je m’élançait en courant, rapide comme l’ouragan.