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— Tu n’y crois plus ?

— Non, l’histoire des peuples est pour moi l’histoire des hommes. Ils naissent, grandissent et meurent. Nous avons eu nos siècles de gloire comme ces grandes nations occidentales dont le savant brahmine nous apprenait l’histoire lorsque nous étions jeunes. L’Empire du Grand-Mogol vaut l’empire romain et celui de Charlemagne ; Aureng-Zeyb n’est point inférieur à Alexandre. Eh bien ! l’empire romain et celui de Charlemagne ont disparu, et Alexandre, comme Aureng-Zeyb, n’est plus qu’un héros légendaire. Pourquoi l’Inde, la plus ancienne de toutes les nations, aurait-elle le privilège de renaître ? Pourquoi me soucierais-je de tous vos songes. Vischnou-Scharma, notre grand poëte, ne dit-il pas que le bonheur est dans l’absence des inquiétudes ? Laisse-moi être heureux à ma guise, et toi, deviens, si tu le peux, le Rama de notre époque.

— Soit ! répliqua Nadir, qui depuis quelques instants regardait son ami avec un sourire de pitié ; je vois que mes conseils n’auront pas sur toi plus de pouvoir que les avertissements mystérieux qui t’ont été donnés.

— Quels avertissements ?

— Mais la perte ou la disparition de la plupart de ceux des serviteurs que tu voulais emmener avec toi ; la mort étrange et subite de cette jeune femme que tu avais désignée pour t’accompagner.

En effet, depuis le jour où Moura-Sing avait parlé de son voyage en Europe, il s’était fait un vide étrange autour de lui. Plusieurs de ses serviteurs avaient disparu ; il avait vu succomber près de lui, dans son palais même, son cuisinier, son valet de chambre et cette jeune femme que Nadir venait de lui rappeler.

Il s’était peu inquiété d’abord de la disparition de ses domestiques, et il avait pensé que la crainte d’un long voyage seulement leur avait fait déserter son service, mais après la mort de deux de ses gens et de cette femme enlevée en quelques heures de maladie, il avait eu comme un pressentiment lugubre.

Il s’était alors demandé, avec ce reste de superstition dont le contact des étrangers ne l’avait pas complètement affranchi, s’il ne devait pas voir dans ces morts inexplicables un avertissement de Vischnou.

La fin de sa maîtresse surtout l’avait profondément attristé, non pas qu’il l’aimât à l’excès, mais cette mort avait été si inattendue, si mystérieuse, qu’il avait été sur le point de renoncer à son projet de voyage.

Schubea, son nouveau valet de chambre, l’y avait promptement ramené.

Quoi qu’il ne fût que depuis quelques semaines au service du prince, cet homme avait su prendre déjà sur son maître indolent un empire réel.

C’était un grand et bel Hindou, Télinga d’origine, très-actif, fort intelligent et parlant presque tous les idiomes de la presqu’île.