Page:René de Pont-Jest - Le Procès des Thugs.djvu/231

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’était le même teint olivâtre, la même stature, les mêmes longs cheveux noirs tombant sur les épaules, les mêmes grands yeux humides, la même bouche aux lèvres fortes et carminées, la même voix douce, rendue plus douce encore par l’usage du dakhni, l’harmonieux idiome indoustani dans lequel ils s’entretenaient.

Et cependant, à l’examen attentif, ces ménechmes bronzés laissaient deviner entre eux d’étranges dissemblances morales.

L’un était bien le type efféminé du prince hindou courbé sous la domination des conquérants.

Sa démarche était lente et lascive, son regard sans vigueur, sa parole monotone et paresseuse. On eût dit qu’il se lassait de vivre.

L’autre, au contraire, avait des pâleurs soudaines, des éclats de voix stridents, des mouvements contenus de tigre indompté, et sous leurs longs cils recourbés, ses yeux avaient parfois des éclairs de diamant noir.

Le premier de ces hommes était le prince Moura-Sing ; le second s’appelait Nadir.

On ne connaissait à ce dernier d’autre nom. Pour tous ceux qui l’entouraient et pour lui-même, sa naissance était un mystère.

Le père de Moura-Sing qui, jusqu’au dernier moment de sa vie, avait conspiré contre les conquérants de son pays, était revenu un jour d’une expédition sanglante avec Nadir entre ses bras.

L’enfant avait alors un an à peine, était enveloppé de langes soyeux et portait au cou, solidement retenue par une chaîne d’or, une large émeraude plate, sur laquelle était gravé en pracrit[1] un signe hiéroglyphique qui avait été reproduit sur son bras gauche à l’aide d’un tatouage indélébile.

Le prince avait confié l’enfant à la mère de Moura-Sing, mais il ne dit jamais à personne où il l’avait recueilli, et Nadir avait été élevé dans le palais de son père adoptif sur le pied de l’égalité la plus parfaite avec le fils du radjah.

Les deux enfant s’étaient bientôt aimés comme deux frères.

Lorsqu’il se sentit près de mourir, le père de Moura-Sing appela Nadir à son chevet, et après l’avoir contemplé quelques instants avec orgueil, il lui dit à voix basse, de façon à n’être entendu que de lui :

— Tu es jeune, Nadir, mais il faut que tu n’oublies jamais mes dernières paroles. Brahma t’a miraculeusement sauvé pour une œuvre de rédemption et de vengeance. Le mystère de ta naissance te sera révélé par Romanshee lorsque sonnera ta vingt-cinquième année.

« Aie pour lui le respect que tu as pour moi et jure-moi par Yama, le souverain juge des morts, que tu ne failliras pas à ta mission.

  1. Langue des savants.