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me rappelle une époque plus rapprochée, je revois un palais de marbre, des éléphants, des femmes, des serviteurs nombreux, et enfin, plus près encore, un long chemin à travers les jungles et les forêts.

« Je me souviens plus distinctement d’un séjour de douze années dans le madrassah (collège) de Bénarès la Sainte, où les pundits[1] m’enseignèrent l’histoire de ma patrie et m’élevèrent dans la haine de ses oppresseurs.

« Je devenais un savant et mes maîtres m’aimaient, car personne mieux que moi n’interprétait l’histoire de la grande guerre du divin Viassa ni l’épopée de Rama[2]. De plus, j’aimais ! j’étais donc parfaitement heureux et l’avenir m’apparaissait rempli des plus douces promesses. Oui, j’aimais ! J’avais donné mon cœur à la fille de mon maître, le divin Sitla, et Goolab Sohbee[3] m’avait laissé prendre le sien en échange.

« Je me voyais déjà, dans un temps prochain, consacrant ma vie entière à ma femme bien-aimée et à l’étude de nos mystères religieux, lorsqu’un jour des hommes vinrent me chercher, par ordres de mon père, disaient-ils.

« Ils m’emportèrent sans que j’eusse conscience de ce qui se passait. Par quel sortilège ? Je l’ignore.

« Alors je traversai le Gange, la Nerbudda, pour ne revenir à moi que dans un des fourrés les plus sombres de la forêt du Malwa, au milieu d’un groupe d’individus qui m’étaient inconnus.

« Mais qu’est-ce que cela peut vous faire, et en quoi l’enfance de celui qui se nommait… je l’ai oublié, et qui a nom aujourd’hui Feringhea, peut-elle vous intéresser ? »

En prononçant ces derniers mots, l’Hindou avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine, et, les yeux fermés, il semblait revoir en rêve ses premières années.

Son récit avait été écouté dans le plus profond silence ; sa voix avait dû pénétrer jusqu’aux extrémités de l’immense salle d’audience.

— Au contraire, continuez, dit lord Bentick puissamment intéressé lui-même ; c’est la vérité seule qui pourra mériter notre pitié.

— Je ne sais pas mentir, reprit fièrement Feringhea, et je ne crains pas la mort !

« Si je parle, c’est que Sarrassouati, l’épouse de Vischnou, me l’ordonne. »

Et après s’être recueilli quelques instants, il reprit :

— À mon arrivée, les hommes qui m’avaient amené échangèrent quelques paroles à voix basse avec ceux qui les attendaient, et il n’y eu pas

  1. Brahmines versés dans les sciences.
  2. Poëmes religieux.
  3. Rose du matin.