« Il y a cinq ans, nous nous étions arrêtés sur la route, aux portes d’Arcot.
« Le soir arrivait.
« À un jour torride allait succéder une nuit fraîche et embaumée.
« Nous commençâmes nos exercices.
« Au même instant deux palanquins, portés par des bahis et escortés par des naïrs malabares, s’avancèrent vers nous.
« Ces deux palanquins étaient fermés.
« Tout à nos serpents, dont l’un venait de mordre mon père à qui je faisais prendre du bézoard et des feuilles bienfaisantes, nous n’avions pas aperçu la caravane.
« — Place ! place ! cria le chef des bahis.
« — Qu’est-ce donc qui nous barre le chemin ? demanda un naïr.
« — Ce sont des pouliah-psylles qui font danser des serpents, répondit un des spectateurs.
« — Des pouliahs ! répéta le naïr furieux ! Et avant que nous sachions ce qu’on nous voulait, il épaula son fusil et fit feu sur mon pauvre père, qui s’étendit à mes côtés. »
Ici, le témoin s’arrêta quelques secondes, en proie à une vive émotion que semblait redoubler la vue des accusés sur lesquels il plongeait son regard chargé d’éclairs.
— Poursuivez, Schiba, lui ordonna le président.
L’Hindou détourna ses yeux des accusés et reprit :
— J’allais m’élancer sur le naïr pour le déchirer avec mes ongles, puisque j’étais sans armes, lorsque je vis le meurtrier chanceler en poussant un cri de douleur.
« Une vipère naja, apprivoisée par mon père, avait mordu le naïr.
« Il s’affaissa sur le sol, en proie à une convulsion horrible ; puis, après quelques efforts désespérés, il resta immobile, les yeux ouverts, les lèvres contractées, foudroyé par les rapides effets du venin : il était mort !
« Ses compagnons, terrifiés, nous menacèrent d’abord du geste, puis s’écrièrent :
« — Vengeance ! À mort les pouliahs ! à mort les psylles !
« Et vingt fusils s’abaissèrent sur moi.
« Ivre de vengeance, je m’élançai vers le naïr que la vipère naja avait tué.
« Croyant mon père mort, je voulais arracher le cœur du cadavre pour le jeter à mes reptiles.
« Pendant ce temps, les spectateurs avaient pris notre défense et s’étaient interposés entre les agresseurs et nous.
« Tout à coup, en fouillant la poitrine du mort, mes mains crispées, dont les ongles lui labouraient les chairs, teintèrent de sang, en le touchant, un foulard blanc.