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— Je fis d’abord des efforts désespérés pour faire reculer le corps de mon compagnon ; ce fut en vain. Je m’assis sur le cadavre, ne pouvant me tenir autrement, et convaincu que Kâly m’avait abandonné parce que nous avions manqué un sacrifice, je me résignai à mourir. Mes forces s’affaiblissaient peu à peu, et le cadavre commençait à exhaler une horrible odeur ; tout à coup j’entendis de sourds rugissements tout près de l’arbre. La nuit devait être avancée, la troisième au moins depuis que je me trouvais dans le bopal. Quelque animal féroce, je crois même qu’il y en avait deux, venait dévorer par les extrémités le cadavre.

« J’entendais ses os craquer sous les dents des fauves, et je craignais pour ainsi dite qu’ils ne parvinssent à l’arracher de l’arbre, car, par moments, je préférais périr sous la dent d’un tigre que dans les tortures de la faim.

« Je frappai alors le tronc pour attirer l’attention des carnassiers ; ils poussèrent des rugissements effroyables, en arrachant l’écorce de l’arbre ; puis, je ne les entendis plus.

« Dans un dernier accès de rage, je me jetai alors de nouveau sur le cadavre, et sans trop savoir pourquoi, je le tirai vers moi.

« Le corps céda : les tigres avaient dévoré tout ce qui était resté en dehors ; je parvins facilement à faire rentrer complètement ces restes sanglants, et je pus sortir enfin du bopal. J’étais sauvé ! »

Et fier de son récit, comme s’il fût celui d’un fait glorieux, l’accusé reprit sa place auprès de ses compagnons d’infamie, pendant qu’un nouveau témoin s’avançait au milieu du prétoire.


XV

LES CHARMEURS DE SERPENTS.



Ce témoin se nommait Schiba, le charmeur.

C’était un jeune homme au teint bistré, mais d’une physionomie grave et distinguée. Ses regards perçants, projetés par deux prunelles noires comme de l’encre et lumineuses comme les diamants, brillaient d’un éclat étrange.

Schiba passait pour connaître les secrets de tous les poisons de l’Inde et savoir quel bézoard il faut opposer à chacun d’eux ; aussi, le bruit s’était-il répandu que sa déposition allait être remplie d’épisodes mystérieux.

Le témoin portait le costume qu’ont généralement les serviteurs de confiance des nababs.