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C’était un singulier tableau que ce mélange, ce pêle-mêle de marchands hindous, de cipayes, ces soldats esclaves, de brahmines aux longues robes jaunes, de coolies presque nus, de femmes mêmes enveloppées de leurs longs pagnes blancs ; car les ordres étaient formels, l’exemple devant être terrible, les portes étaient ouvertes à tous les rangs de la population indigène, aux zamindars, grands propriétaires, comme aux parias[1].

Quant à la place du Gouvernement, le spectacle qu’elle présentait était indescriptible.

C’était un flot mouvant dont les vagues humaines semblaient vouloir lutter avec celles de la terrible barre de la côte de Coromandel. Elle en dominait les sourds grondements par ses bruits multiples, indéfinissables.

L’Inde entière, du cap Cormorin aux monts Himalaya, des rives de l’Indus au delta du Gange, semblait s’être donné rendez-vous sur cette place.

Auprès du majestueux éléphant du radjah[2], portant paisiblement sa tente aux brillants rideaux de mousseline multicolore, placidement tranquille dans la toute-puissance de sa force, s’agitaient, hennissaient, piaffaient, les petits chevaux tatoo de l’Hindou des plaines, ardents, tout feu, indomptables.

Le lourd palanquin de voyage, appartement complet, que portent, sur leurs robustes épaules, pendant deux ou trois cent mille, douze béras[3] infatigables, faisait ressortir l’adorable palkee[4] de la bayadère, de la coquette fille de Vischnou, nid d’oiseau fait de bois de sandal et d’érable, incrusté d’ivoire et de métaux précieux, chambre à coucher de petite maîtresse avec ses luxueuses tentures, ses porteurs pieds nus et aux vêtements de neige.

Puis c’étaient des voitures de toutes les formes, de tous les pays, avec tous les attelages, toutes les montures ; le lourd véhicule du marchand hindou, avec ses deux bœufs sous le joug, l’élégante calèche anglaise avec ses chevaux de race, et même la douce et calme haquenée caparaçonnée comme au moyen-âge.

Au milieu de tout cela, allait, venait, courait, se pressait une foule immense, curieuse, impressionnable, s’interpellant dans tous les dialectes, dans toutes les langues, vêtue de tous les costumes.

Des groupes se formaient caste par caste, secte par secte, race par race,

  1. Caste méprisée, composée de tous ceux qui ont violé les lois religieuses ou civiles.
  2. Prince.
  3. Porteurs indigènes.
  4. Palanquin des femmes.