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RENÉ LE CŒUR.
LILI.
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qui, avec de minimes ressources, recherchaient les apparences de l’élégance et du confort : des gens aigris par les malheurs. Les messieurs baisaient la main des dames et leur offraient le bras pour passer dans la salle à manger. Mais, quand le maître d’hôtel apportait la nourriture, on commençait à surveiller d’un mauvais œil les personnes qui se servaient trop copieusement ; des regards empoisonnés se croisaient sur les morceaux et auraient fait tourner les sauces, si elles ne l’avaient été déjà. Et, comme il arrive dans les grandes catastrophes, le galanterie et la coquetterie perdaient leurs droits.

Le patron et la patronne de l’établissement pensaient sans doute que « les malheurs » des pensionnaires avaient dû leur couper l’appétit : les tranches de viande étaient d’une minceur invraisemblable. Et les pauvres diables les dévoraient en deux minutes, peut-être par crainte de les voir s’envoler dans un courant d’air.

À cause des étrangers qui parlaient mal le français, la conversation ressemblait à un thème. Et l’on se demandait tout doucement les uns aux autres, en articulant chaque syllabe : « Avez-vous été ce matin au musée du Trocadéro ? Connaissez-vous le bois de Boulogne ? Il fera beau temps cette après-midi ».

Le patron annonça d’un air avenant au vicomte :

— Nous avons des croquettes de viande, du rôti de bœuf au cresson et des pommes à l’anglaise.

M. de Clères ébaucha une grimace. Il les connaissait, les croquettes : tous les détritus de victuailles détrempés dans du jus, triturés en mortier, puis roulés en boules, par quelles mains dégoûtantes qui sentaient le graillon et laissaient leur odeur à la viande. On retrouvait, pêle-mêle dans cet arlequin, les débris du poulet de la veille et les rognures de l’avant-veille. C’était une sorte d’affreux résumé des jours précédents, une addition pénible à avaler. Le rôti de bœuf semblait un assortiment de copeaux de cuir racorni ; on servait à part le cresson, pour faire un plat de plus.

Il est des jours où l’on sent davantage les petites tristesses quotidiennes qui, mises bout à bout, entre nos rares bonheurs composent une existence humaine.

Pour une fin de mois difficile, une femme indifférente, une espérance irréalisée, l’on éprouve soudain une lassitude, une détresse, une rancœur.

M. de Clères était dans un de ces jours-là. Il n’avait plus foi en son avenir. Quand on est jeune, on désire tant de choses ! On croit qu’elles arriveront. Puis, peu à peu les années s’écoulent. Rien ne survient. Et l’on attend toujours, de plus en plus déçu, comme ces gens qui demeurent au rendez-vous longtemps après l’heure passée, sans voir arriver personne.

M. de Clères attendait, en effet : il attendait une femme n’importe laquelle, jeune, mûre ou vieille, pourvu qu’elle fût riche, très riche.

Plus il avançait en âge, plus il se découvrait de désirs : il aimait les chevaux, la mer, la chasse ; il aurait voulu un mail, un yacht, une meute. D’année en année, il se disait : « Quatre-vingt mille francs de rente, ce n’est pas suffisant ; il en faut cent mille ; non, cent cinquante, deux cent mille. » Comme il mangeait le maigre héritage paternel il était obligé de restreindre son train progressivement ; et il vivait dans cette pension de famille à six francs par jour. C’est vers ce temps-là qu’il concluait : « Somme toute, on ne peut guère s’en tirer convenablement à moins de trois cent mille francs ».

Il crevait de rage à voir, au concours hippique, les chevaux de ses anciens camarades de régiment, à lire aux « mariages mondains » les noms de ses amis de pension.

Il était né au château de Fleuries, dans la Seine-Inférieure. Rien de plus triste que ces vastes demeures blanches rapetissées tout au fond d’une perspective d’allées de pins, derrière une pelouse. De loin en loin, sur les plateaux normands, on aperçoit ces maisons seigneuriales, isolées, majestueuses et mélancoliques à la manière de leurs propriétaires. Des corbeaux croassent toute l’année au sommet des arbres sombres et semblent attirés là comme par le cadavre du passé.

Les futaies entretenaient l’humidité. La maison moisissait par plaques. Cette humi-