Page:René Le Coeur Lili, 1915.djvu/7

Cette page n’a pas encore été corrigée

LILI

i


L’avenue Victor-Hugo est peuplée de pensions de famille. Elles se ressemblent généralement toutes par l’aspect, la clientèle, la nourriture. Le vicomte Lionel de Clères avait élu domicile dans l’une d’elles ; mais celle-là unique en son genre. C’était une petite villa, au fond d’un jardin. Sur l’un des piliers de la grille, une plaque de marbre noir à lettres d’or annonçait :

PENSION DE FAMILLE,
Tenue par H. Lupercale.
Prix modérés.
English spoken.

La demeure offrait une apparence nécessiteuse. Les fauteuils d’osier du jardin étaient déteints ; la table de fer rouillée ; le marronnier lui-même semblait plus maigre que les marronniers des propriétés voisines ; et, aux fenêtres, les brise-bise, trop rarement changés, pendaient avec une allure de vieux soldes.

Quand on sonnait à la porte de cette pension de famille, un superbe domestique, en habit noir et cravate blanche, venait pour vous introduire. Mais les carpettes étaient pelées : les tables recouvertes de housses, sans doute pour cacher les avaries. Les fauteuils usés par places avaient l’air atteints d’une espèce de gale qui gagnait toute la maison, les tentures raccommodées des portières, le papier moisi des murs, l’acajou éraillé des meubles et jusqu’aux joues couperosées des vieilles Anglaises. Et une navrante odeur de hachis se répandait dans l’escalier.

L’ensemble était digne et râpé.

La cloche du déjeuner sonnait le second coup lorsque le vicomte Lionel de Clères fit une entrée dans la salle à manger.

Il faisait toujours une entrée en bel homme habitué aux admirations de la galerie. Comme il s’appelait Lionel, toutes les femmes lui donnaient le diminutif amoureux de Lili, Elles jugeaient que ce nom féminin allait bien avec les beaux yeux de fille du vicomte. Il avait une figure douce, de fines moustaches blondes, des épaules d’athlète. On le devinait souple, musclé, rompu aux sports. Les joues rasées soigneusement, les cheveux pommadés, la boutonnière fleurie, il incarnait le type de ces jolis garçons sppelés « miroirs » parce qu’ils attirent les femmes comme les miroirs à facettes attirent les alouettes.

Il se montrait réservé, froid, hautain, d’une politesse respectueuse avec les femmes et condescendante avec les hommes.

Toutes, quand il entra, levèrent le regard vers lui. Les pensionnaires de cette maison étaient étiques, sauf deux grosses dames qui vivaient là sur leur graisse, comme les chameaux sur leur bosse, en traversant le désert. Trois vieilles Anglaises, raides et sanglées, ressemblaient à des parapluies dans leur fourreau ; leur chair racornie évoquait des idées de conserves fumées ou de salaisons desséchées. Une ancienne demi-mondaine, pavoisée d’écharpes et ruisselante de sautoirs, faisait à chaque mouvement tintinnabuler des bagues et des bracelets devenus trop larges à sa maigreur. Elle avait l’air d’un squelette habillé au décrochez-moi-ça. Et tous et toutes donnaient l’impression de pantins hors d’usage d’un guignol en faillite.

C’étaient des gens errants ou sans foyer