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RENÉ LE CŒUR.
LILI.
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blesse des environs. Ils épluchaient, avec une adresse et une méchanceté de vieux singes tous les Roche…, tous les Mont… et tous les Saints… de l’armorial. Les uns avaient épousé des parvenues ; les autres n’étaient que marquis à brevet, sous Louis xiv ; leur titre ne se pouvant transmettre, pourquoi le portaient-ils ? D’autres encore écartelaient indûment leur blason. Le vicomte de Clères de Fleuries, sûr de ses parchemins, dépréciait volontiers ceux d’autrui, à la façon d’un commerçant qui débine la maison d’en face. Plus son patrimoine diminuait, plus le pauvre seigneur tenait à sa noblesse.

Elle fut le seul héritage du jeune Lionel à la mort de son père. Les créanciers firent vendre Fleuries. La chanoinesse se retira dans une petite ville, avec dix louis de rente viagère par mois. Son neveu, qui venait de terminer ses études chez les Pères, s’engagea aux hussards.

Il devint un fort joli brigadier et obtint des succès de sous-préfecture. On disait de lui : « Lili ? En voilà un, avec son physique et son titre, qui fera un beau mariage. »

Il y comptait bien lui-même. C’était sa carrière, sa vocation, sa destinée. Il se répétait : « Je ferai un beau mariage », comme d’autres se disent : « Je serai avocat. Je serai médecin. » Et il attendait avec impatience sa libération du service militaire.

À trente-cinq ans, il demeurait encore garçon. Quelle guigne ! C’était comme au bac, à ce sale mariage : on ramassait tout le temps des bûches. Le vicomte plaisait bien aux jeunes filles, mais il déplaisait au père invariablement. On s’informait : pas de position, joueur, joli garçon, des goûts de luxe. On éconduisait le prétendant, qui recommençait à rouler sa couronne de Sisyphe vers un autre sommet. Elle lui retombait toujours sur les pieds. Il avait fini par nourrir contre les pères et les jeunes filles une colère de cocotte pauvre contre les clients récalcitrants.

N’ayant jamais eu l’idée de travailler, il jouait pour vivre, car son héritage était mangé depuis longtemps. Les émotions du bac et des courses l’aigrissaient ; le régime de la pension de famille le débilitait. Il se sentait devenir méchant. Pour un million il aurait, pensait-il, tué quelqu’un, à la condition d’être certain de l’impunité.

Parfois, aux soirs de découragement, il lui revenait en mémoire les récits bébêtes narrés dans certains châteaux de province à propos des soi-disant crimes politiques.

Ah ! si le président du conseil était venu une nuit lui offrir, à lui, Lionel de Clères, un million pour supprimer un personnage gênant et un sauf-conduit pour passer en Belgique, comme il aurait accepté tout de suite. Mais le président du conseil ne venait pas. Et le vicomte se disait avec un sourire mélancolique : « C’est des blagues, ces histoires-là. »

Il mâchait le hachis de la pension — 6 francs par jour, vin compris, — en écoutant les Anglaises demander syllabe par syllabe : « Quel est le chemin pour aller au miousée Carnavalette ? » On leur indiquait un omnibus. Car tout ce monde-là ne prenait jamais de fiacre, par économie. Depuis deux ans qu’il habitait la maison et qu’il entendait donner les mêmes renseignements, le vicomte connaissait toutes les lignes et toutes les correspondances. Et il s’exaspérait, chaque soir, quand le patron disait à ces vieilles Anglaises, qui revenaient du Louvre : « Avez-vous vu la Vénus de Milo ? Avez-vous vu les diamants de la couronne ? » M. de Clères éprouvait à la fin, une envie folle de leur lancer : « Et au musée de Cluny, avez-vous vu la ceinture de chasteté ? »

Comme il était mauvais, ce hachis. Le vicomte l’avalait tout de même, en buvant à chaque bouchée le vin décoloré par trop d’eau : une bouteille devait durer deux jours.

Le repas fut court. Les pensionnaires ne traînaient point à table et la pitance était vite expédiée. Les heures si agréables du déjeuner et du dîner, lorsque la chère est bonne, devenaient insipides et navrantes avec ces étrangers pannés autour de cette nappe tachée.

Chacun se leva de table et regagna sa chambre pour se préparer à aller visiter les « miousées » ou à donner des leçons de piano.

M. de Clères grimpa deux étages. Les nœuds du bois traversaient le tapis usé qui était maigre, comme le marronnier et les