Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/95

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

choses leur font défaut, puisqu’ils se sont habitués à les regarder comme nécessaires, et que, en fait, elles leur sont vraiment devenues nécessaires. Aussi s’efforcent-ils, par tous les moyens, d’acquérir ce qui peut leur procurer toutes les satisfactions matérielles, les seules qu’ils soient capables d’apprécier : il ne s’agit que de « gagner de l’argent », parce que c’est là ce qui permet d’obtenir des choses, et plus on en a, plus on veut en avoir encore, parce qu’on se découvre sans cesse des besoins nouveaux ; et cette passion devient l’unique but de toute la vie. De là la concurrence féroce que certains « évolutionnistes » ont élevée à à la dignité de loi scientifique sous le nom de « lutte pour la vie », et dont la conséquence logique est que les plus forts, au sens le plus étroitement matériel de ce mot, ont seuls droit à l’existence. De là aussi l’envie et même la haine dont ceux qui possèdent la richesse sont l’objet de la part de ceux qui en sont dépourvus ; comment des hommes à qui on a prêché les théories « égalitaires » pourraient-ils ne pas se révolter en constatant autour d’eux l’inégalité sous la forme qui doit leur être la plus sensible, parce qu’elle est de l’ordre le plus grossier ? Si la civilisation moderne devait s’écrouler quelque jour sous la poussée des appétits désordonnés qu’elle a fait naître dans la masse, il faudrait être bien aveugle pour n’y pas voir le juste châtiment de son vice fondamental, ou, pour parler sans aucune phraséologie morale, le « choc en retour » de sa propre action dans le domaine même où elle s’est exercée. Il est dit dans l’Évangile : « Celui qui frappe avec l’épée périra par l’épée » ; celui qui déchaîne les forces brutales de la matière périra écrasé par ces mêmes forces, dont il n’est plus maître lorsqu’il les a imprudemment mises en mouvement, et qu’il ne peut se vanter de retenir indéfiniment dans leur marche fatale ; forces de la nature ou forces des masses humaines, ou les unes et les autres tout ensemble, peu importe, ce sont toujours les lois de la matière qui entrent en jeu et qui brisent inexorablement celui qui a cru pouvoir les dominer sans s’élever lui-même au-dessus de la matière. Et l’Évangile dit encore : « Toute maison divisée contre elle-même s’écroulera » ; cette parole aussi s’applique exactement au monde moderne, avec sa civilisation matérielle, qui ne peut, par sa nature même, que susciter partout la lutte et la division. La conclusion est trop facile à tirer, et il n’est pas besoin de faire appel à d’autres considérations pour pouvoir, sans crainte de se tromper, prédire à ce monde une fin tragique, à moins qu’un changement radical, allant jusqu’à un véritable retournement, ne survienne à brève échéance.