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Ces quelques réflexions nous paraissent suffisantes pour caractériser l’état social du monde contemporain, et pour montrer en même temps que, dans ce domaine aussi bien que dans tous les autres, il ne peut y avoir qu’un seul moyen de sortir du chaos : la restauration de l’intellectualité et, par suite, la reconstitution d’une élite, qui, actuellement, doit être regardée comme inexistante en Occident, car on ne peut donner ce nom à quelques éléments isolés et sans cohésion, qui ne représentent en quelque sorte que des possibilités non développées. En effet, ces éléments n’ont en général que des tendances ou des aspirations, qui les portent sans doute à réagir contre l’esprit moderne, mais sans que leur influence puisse s’exercer d’une façon effective ; ce qui leur manque, c’est la véritable connaissance, ce sont les données traditionnelles qui ne s’improvisent pas, et auxquelles une intelligence livrée à elle-même, surtout dans des circonstances aussi défavorables à tous égards, ne peut suppléer que très imparfaitement et dans une bien faible mesure. Il n’y a donc que des efforts dispersés et qui souvent s’égarent, faute de principes et de direction doctrinale ; on pourrait dire que le monde moderne se défend par sa propre dispersion, à laquelle ses adversaires eux-mêmes ne parviennent pas à se soustraire. Il en sera ainsi tant que ceux-ci se tiendront sur le terrain « profane », où l’esprit moderne a un avantage évident, puisque c’est là son domaine propre et exclusif ; et, d’ailleurs, s’ils s’y tiennent, c’est que cet esprit a encore sur eux, malgré tout, une très forte emprise. C’est pourquoi tant de gens, animés cependant d’une incontestable bonne volonté, sont incapables de comprendre qu’il faut nécessairement commencer par les principes, et s’obstinent à gaspiller leurs forces dans tel ou tel domaine relatif, social ou autre, où rien de réel ni de durable ne peut être accompli dans ces conditions. L’élite véritable, au contraire, n’aurait pas à intervenir directement dans ces domaines ni à se mêler à l’action extérieure ; elle dirigerait tout par une influence insaisissable au vulgaire, et d’autant plus profonde qu’elle serait moins apparente. Si l’on songe à la puissance des suggestions dont nous parlions plus haut, et qui pourtant ne supposent aucune intellectualité véritable, on peut soupçonner ce que serait, à plus forte raison, la puissance d’une influence comme celle-là, s’exerçant d’une façon encore plus cachée en raison de sa nature même, et prenant sa source dans l’intellectualité pure, puissance qui d’ailleurs, au lieu d’être amoindrie par la division inhérente à la multiplicité et par la faiblesse que comporte tout ce qui est mensonge ou illusion, serait au contraire intensifiée par la