Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/79

Cette page n’a pas encore été corrigée

l’unité originelle[1]. La multiplicité envisagée en dehors de son principe, et qui ainsi ne peut plus être ramenée à l’unité, c’est, dans l’ordre social, la collectivité conçue comme étant simplement la somme arithmétique des individus qui la composent, et qui n’est en effet que cela dès lors qu’elle n’est rattachée à aucun principe supérieur aux individus ; et la loi de la collectivité, sous ce rapport, c’est bien cette loi du plus grand nombre sur laquelle se fonde l’idée « démocratique ».

Ici, il faut nous arrêter un instant pour dissiper une confusion possible : en parlant de l’individualisme moderne, nous avons considéré à peu près exclusivement ses manifestations dans l’ordre intellectuel ; on pourrait croire que, pour ce qui est de l’ordre social, le cas est tout différent. En effet, si l’on prenait ce mot d’ « individualisme » dans son acception la plus étroite, on pourrait être tenté d’opposer la collectivité à l’individu, et de penser que des faits tels que le rôle de plus en plus envahissant de l’État et la complexité croissante des institutions sociales sont la marque d’une tendance contraire à l’individualisme. En réalité, il n’en est rien, car la collectivité, n’étant pas autre chose que la somme des individus, ne peut être opposée à ceux-ci, pas plus d’ailleurs que l’État lui-même conçu à la façon moderne, c’est-à-dire comme simple représentation de la masse, où ne se reflète aucun principe supérieur ; or c’est précisément dans la négation de tout principe supra-individuel que consiste véritablement l’individualisme tel que nous l’avons défini. Donc, s’il y a dans le domaine social des conflits entre diverses tendances qui toutes appartiennent également à l’esprit moderne, ces conflits ne sont pas entre l’individualisme et quelque chose d’autre, mais simplement entre les variétés multiples dont l’individualisme lui-même est susceptible ; et il est facile de se rendre compte que, en l’absence de tout principe capable d’unifier réellement la multiplicité, de tels conflits doivent être plus nombreux et plus graves à notre époque qu’ils ne l’ont jamais été, car qui dit individualisme dit nécessairement division ; et cette division, avec l’état chaotique qu’elle engendre, est la conséquence fatale d’une civilisation toute matérielle, puisque c’est la matière elle-même qui est proprement la racine de la division et de la multiplicité.

Cela dit, il nous faut encore insister sur une conséquence immédiate de l’idée « démocratique », qui est la négation de l’élite entendue dans sa seule acception légitime; ce n’est pas pour rien que « démocratie »

  1. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : aucun texte n’a été fourni pour les références nommées p79