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compréhension de certaines choses, même chez ceux qui auraient par ailleurs une capacité intellectuelle très largement suffisante pour parvenir sans peine à cette compréhension ; les impulsions émotives empêchent la réflexion, et c’est une des plus vulgaires habiletés de la politique que celle qui consiste à tirer parti de cette incompatibilité.

Mais allons plus au fond de la question : qu’est-ce exactement que cette loi du plus grand nombre qu’invoquent les gouvernements modernes et dont ils prétendent tirer leur seule justification ? C’est tout simplement la loi de la matière et de la force brutale, la loi même en vertu de laquelle une masse entraînée par son poids écrase tout ce qui se rencontre sur son passage ; c’est là que se trouve précisément le point de jonction entre la conception « démocratique » et le « matérialisme », et c’est aussi ce qui fait que cette même conception est si étroitement liée à la mentalité actuelle. C’est le renversement complet de l’ordre normal, puisque c’est la proclamation de la suprématie de la multiplicité comme telle, suprématie qui, en fait, n’existe que dans le monde matériel[1] ; au contraire, dans le monde spirituel, et plus simplement encore dans l’ordre universel, c’est l’unité qui est au sommet de la hiérarchie, car c’est t elle qui est le principe dont sort toute multiplicité[2] ; mais, lorsque le principe est nié ou perdu de vue, il ne reste plus que la multiplicité pure, qui s’identifie à la matière elle-même. D’autre part, l’allusion que nous venons de faire à la pesanteur implique plus qu’une simple comparaison, car la pesanteur représente effectivement, dans le domaine des forces physiques au sens le plus ordinaire de ce mot, la tendance descendante et compressive, qui entraîne pour l’être une limitation de plus en plus étroite, et qui va en même temps dans le sens de la multiplicité, figurée ici par une densité de plus en plus grande[3] ; et cette tendance est celle-là même qui marque la direction suivant laquelle l’activité humaine s’est développée depuis le début de l’époque moderne. En outre, il y a lieu de remarquer que la matière, par son pouvoir de division et de limitation tout à la fois, est ce que la doctrine scolastique appelle le « principe d’individuation », et ceci rattache les considérations que nous exposons maintenant à ce que nous avons dit précédemment au sujet de l’individualisme : cette même tendance dont il vient d’être question est aussi, pourrait-on dire, la tendance « individualisante », celle selon laquelle s’effectue ce que la tradition judéo-chrétienne désigne comme la « chute » des êtres qui se sont séparés de

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