Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec la tradition beaucoup plus qu’elles ne la provoquèrent ; pour nous, le début de cette rupture date du XIVe siècle, et c’est là, et non pas un ou deux siècles plus tard, qu’il faut, en réalité, faire commencer les temps modernes.

C’est sur cette rupture avec la tradition que nous devons encore insister, puisque c’est d’elle qu’est né le monde moderne, dont tous les caractères propres pourraient être résumés en un seul, l’opposition à l’esprit traditionnel ; et la négation de la tradition, c’est encore l’individualisme. Ceci, du reste, est en parfait accord avec ce qui précède, puisque, comme nous l’avons expliqué, c’est l’intuition intellectuelle et la doctrine métaphysique pure qui sont au principe de toute civilisation traditionnelle ; dès lors qu’on nie le principe, on en nie aussi toutes les conséquences, au moins implicitement, et ainsi tout l’ensemble de ce qui mérite vraiment le nom de tradition se trouve détruit par là même. Nous avons vu déjà ce qui s’est produit à cet égard en ce qui concerne les sciences ; nous n’y reviendrons donc pas, et nous envisagerons un autre côté de la question, où les manifestations de l’esprit anti-traditionnel sont peut-être encore plus immédiatement visibles, parce qu’il s’agit ici de changements qui ont affecté directement la masse occidentale elle-même. En effet, les « sciences traditionnelles » du moyen âge étaient réservées à une élite plus ou moins restreinte, et certaines d’entre elles étaient même l’apanage exclusif d’écoles très fermées, constituant un « ésotérisme » au sens le plus strict du mot ; mais, d’autre part, il y avait aussi, dans la tradition, quelque chose qui était commun à tous indistinctement, et c’est de cette partie extérieure que nous voulons parler maintenant. La tradition occidentale était alors, extérieurement, une tradition de forme spécifiquement religieuse, représentée par le Catholicisme ; c’est donc dans le domaine religieux que nous allons avoir à envisager la révolte contre l’esprit traditionnel, révolte qui, lorsqu’elle a pris une forme définie, s’est appelée le Protestantisme ; et il est facile de se rendre compte que c’est bien là une manifestation de l’individualisme, à tel point qu’on pourrait dire que ce n’est rien d’autre que l’individualisme lui-même considéré dans son application à la religion. Ce qui fait le Protestantisme, comme ce qui fait le monde moderne, ce n’est qu’une négation, cette négation des principes qui est l’essence même de l’individualisme ; et l’on peut voir là encore un des exemples les plus frappants de l’état d’anarchie et de dissolution qui en est la conséquence.