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interdit de les rattacher à un principe supérieur, de ce qu’on s’est obstiné à procéder par en bas et de l’extérieur, alors qu’il aurait fallu faire tout le contraire pour avoir une science possédant une réelle valeur spéculative.

Si l’on veut comparer la physique ancienne, non pas à ce que les modernes désignent par le même mot, mais à l’ensemble des sciences de la nature telles qu’elles sont actuellement constituées, car c’est là ce qui devrait y correspondre en réalité, il y a donc lieu de noter, comme première différence, la division en multiples « spécialités » qui sont pour ainsi dire étrangères les unes aux autres. Pourtant, ce n’est là que le côté le plus extérieur de la question, et il ne faudrait pas penser que, en réunissant toutes ces sciences spéciales, on obtiendrait un équivalent de l’ancienne physique. La vérité est que le point de vue est tout autre, et c’est ici que nous voyons apparaître la différence essentielle entre les deux conceptions dont nous parlions tout à l’heure : la conception traditionnelle, disions-nous, rattache toutes les sciences aux principes comme autant d’applications particulières, et c’est ce rattachement que n’admet pas la conception moderne. Pour Aristote, la physique n’était que « seconde » par rapport à la métaphysique, c’est-à-dire qu’elle en était dépendante, qu’elle n’était au fond qu’une application, au domaine de la nature, des principes supérieurs à la nature et qui se reflètent dans ses lois ; et l’on peut en dire autant de la « cosmologie » du moyen âge. La conception moderne, au contraire, prétend rendre les sciences indépendantes, en niant tout ce qui les dépasse, ou tout au moins en le déclarant « inconnaissable » et en refusant d’en tenir compte, ce qui revient encore à le nier pratiquement ; cette négation existait en fait bien longtemps avant qu’on ait songé à l’ériger en théorie systématique sous des noms tels que ceux de « positivisme » et d’« agnosticisme », car on peut dire qu’elle est véritablement au point de départ de toute la science moderne. Seulement, ce n’est guère qu’au XIXe siècle qu’on a vu des hommes se faire gloire de leur ignorance, car se proclamer « agnostique » n’est point autre chose que cela, et prétendre interdire à tous la connaissance de ce qu’ils ignoraient eux-mêmes ; et cela marquait une étape de plus dans la déchéance intellectuelle de l’Occident.

En voulant séparer radicalement les sciences de tout principe supérieur sous prétexte d’assurer leur indépendance, la conception moderne leur enlève toute signification profonde et même tout intérêt véritable au point de vue de la connaissance, et elle ne peut aboutir qu’à une impasse,