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pourtant la connaissance que les deux sortes de sciences donnent respectivement de cet objet est tellement autre, qu’on hésite, après plus ample examen, à affirmer encore l’identité, même sous un certain rapport seulement.

Quelques exemples ne seront pas inutiles pour faire mieux comprendre ce dont il s’agit ; et, tout d’abord, nous prendrons un exemple d’une portée très étendue, celui de la « physique » telle qu’elle est comprise par les anciens et par les modernes ; il n’est d’ailleurs aucunement besoin, dans ce cas, de sortir du monde occidental pour voir la différence profonde qui sépare les deux conceptions. Le terme de « physique », dans son acception première et étymologique, ne signifie pas autre chose que « science de la nature », sans aucune restriction ; c’est donc la science qui concerne les lois les plus générales du « devenir », car « nature » et « devenir » sont au fond synonymes, et c’est bien ainsi que l’entendaient les Grecs, et notamment Aristote ; s’il existe des sciences plus particulières se rapportant au même ordre, elles ne sont alors que des « spécifications » de la physique pour tel ou tel domaine plus étroitement déterminé. Il y a donc déjà quelque chose d’assez significatif dans la déviation que les modernes ont fait subir à ce mot de « physique » en l’employant pour désigner exclusivement une science particulière parmi d’autres sciences qui, toutes, sont également des sciences de la nature ; ce fait se rattache à la fragmentation que nous avons déjà signalée comme un des caractères de la science moderne, à cette « spécialisation » engendrée par l’esprit d’analyse, et poussée au point de rendre véritablement inconcevable, pour ceux qui en subissent l’influence, une science portant sur la nature considérée dans son ensemble. On n’a pas été sans remarquer assez souvent quelques-uns des inconvénients de cette « spécialisation », et surtout l’étroitesse de vues qui en est une conséquence inévitable ; mais il semble que ceux mêmes qui s’en rendaient compte le plus nettement se soient cependant résignés à la regarder comme un mal nécessaire, en raison de l’accumulation des connaissances de détail que nul homme ne saurait embrasser d’un seul coup d’œil ; ils n’ont pas compris, d’une part, que ces connaissances de détail sont insignifiantes en elles-mêmes et ne valent pas qu’on leur sacrifie une connaissance synthétique qui, même en se bornant encore au relatif, est d’un ordre beaucoup plus élevé, et, d’autre part, que l’impossibilité où l’on se trouve d’unifier leur multiplicité vient seulement de ce qu’on s’est