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arrivent à cette connaissance, dont la plupart des hommes sont certainement plus loin qu’ils ne l’ont jamais été ; il est vrai que cela n’est nullement nécessaire, car il suffit d’une élite peu nombreuse, mais assez fortement constituée pour donner une direction à la masse, qui obéirait à ses suggestions sans même avoir la moindre idée de son existence ni de ses moyens d’action ; la constitution effective de cette élite est-elle encore possible en Occident ?

Nous n’avons pas l’intention de revenir sur tout ce que nous avons eu déjà l’occasion d’exposer ailleurs en ce qui concerne le rôle de l’élite intellectuelle dans les différentes circonstances que l’on peut envisager comme possibles pour un avenir plus ou moins imminent. Nous nous bornerons donc à dire ceci : quelle que soit la façon dont s’accomplit le changement qui constitue ce qu’on peut appeler le passage d’un monde à un autre, qu’il s’agisse d’ailleurs de cycles plus ou moins étendus, ce changement, même s’il a les apparences d’une brusque rupture, n’implique jamais une discontinuité absolue, car il y a un enchaînement causal qui relie tous les cycles entre eux. L’élite dont nous parlons, si elle parvenait à se former pendant qu’il en est temps encore, pourrait préparer le changement de telle façon qu’il se produise dans les conditions les plus favorables, et que le trouble qui l’accompagnera inévitablement soit en quelque sorte réduit au minimum ; mais, même s’il n’en est pas ainsi, elle aura toujours une autre tâche, plus importante encore, celle de contribuer à la conservation de ce qui doit survivre au monde présent et servir à l’édification du monde futur. Il est évident qu’on ne doit pas attendre que la descente soit finie pour préparer la remontée, dès lors qu’on sait que cette remontée aura lieu nécessairement, même si l’on ne peut éviter que la descente aboutisse auparavant à quelque cataclysme ; et ainsi, dans tous les cas, le travail effectué ne sera pas perdu : il ne peut l’être quant aux bénéfices que l’élite en retirera pour elle-même, mais il ne le sera pas non plus quant à ses résultats ultérieurs pour l’ensemble de l’humanité.

Maintenant, voici comment il convient d’envisager les choses : l’élite existe encore dans les civilisations orientales, et, en admettant qu’elle s’y réduise de plus en plus devant l’envahissement moderne, elle subsistera quand même jusqu’au bout, parce qu’il est nécessaire qu’il en soit ainsi pour garder le dépôt de la tradition qui ne saurait périr, et pour assurer la transmission de tout ce qui doit être conservé. En Occident, par contre,