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de redevenir le jeune homme vivant ? Il dîne sans adresser un mot à sa compagne, alors qu’il n’aurait pas eu le courage de s’asseoir seul à une table. Avec des gestes plus légers que ceux des ombres, il passe le poivre, le sel, les aliments.

Sous la nappe il joint ses mains.

Va-t-il demander pardon de n’avoir pas estimé à leur juste prix les joies dont l’amie a voulu le combler ? Joie de l’esprit, du cœur ? Pierre ricane. Il ne croit plus à la possibilité de ses joies. Jamais en revanche ne se rassasiera l’appétit qu’il a de Bruggle. Chaque jour, davantage, il admire son corps, arbre à la fois dur et souple, robuste et fin, son corps. Le corps et les lianes qu’il lance, ponts subtils, parfumés des bouquets précis de gestes, des pétales de la voix, de deux fleurs ravies à la couronne d’Ophélie, ses mains, et des plus improbables des plantes dont ses pas suivent les courbes dans une marche qui, jamais, n’a pu s’empêcher de très vite devenir une danse.

Appétit, appétit, toujours et appétit encore, cette langueur attentive, lorsque gardien du sommeil de l’autre, il pose une main sur une forge de peau fraîche, la poitrine de Bruggle, et, dès que l’aube, au travers des rideaux le permet, un regard sur deux triangles un peu bombés et plus doux que fruits, des paupières bleues d’une fête sensuelle, comme des prunes de soleil. Paupières, les lèvres de celui qui ne dort pas,