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GASPARD

L’autre accourut :

— Cette barrique est pour vous. Il y a du boni, je m’en sers. Il nous reste six kilomètres ce soir. Je compte que personne ne flanchera.

— Ah… ah, sans blague, mon capitaine ! Faudrait être un dégoûtant pour rester en panne après s’être rafraîchi !

— Alors, distribue.

Gaspard roulait des yeux ronds. Il prit le tonneau à pleins bras, comme pour l’embrasser ; il le tourna sur la voiture, puis il fit défaire les seaux de toile et les hommes défilèrent un à un. Ils défilèrent deux fois : il y avait double ration.

Le paysan, pendant ce temps, épluchait ses billets, et quand il fut sûr de son compte, il empocha, disant :

— Avec tout ça, moi, j’ai pus ren à boire…

Sa plainte ne toucha personne, tant son vin parut excellent.

Vin merveilleux ; vin un peu chaud des derniers coteaux de France, qui coulait dans les poitrines de ces pauvres diables fourbus, donnant à leurs corps une poussée de joie et ranimant leurs idées gaies. Un quart de vin pour un homme éreinté, c’est le délassement, le bien-être, la langue émue, le cœur qui rebat et s’attendrit.

Ces deux cent cinquante soldats, leur tonneau vidé, prirent un air épique et glorieux. Ils sem-