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GASPARD

déchirante où tout semble précieux, ils avaient jeté pêle-mêle des hardes et de la literie sur les voitures, et leurs visages d’angoisse émergeaient des ballots entassés. — Gaspard serra les poings :

— Ah ! les sales brutes !… J’en rapporterai d’ la peau, voui d’ la peau !

La route se resserra. Le régiment fit halte pour laisser s’écouler ce troupeau humain gémissant et affolé. Infirmes, femmes enceintes, des chiens, des veaux qu’on avait attachés, qu’on tirait, qu’on poussait, qui meuglaient.

Les cheveux dans les yeux, une femme sanglotait, qui, dans la confusion de la fuite, avait perdu un enfant sur trois, et les deux autres, pendus à ses jupes, pleuraient éperdument. Gaspard dit à l’aîné :

— Pourquoi qu’ tu gueules, p’tit gars ?

— Y a Clémentine qui s’a perdue…

— C’est ta tite sœur ? Ben, on t’ la rapportera ta tite sœur ! Tu vois bien qu’on y va, nous aut’, et on est des poilus !… Pis, y a les Russes, de l’aut’ côté…

Il prononça ce mot « Russes », d’un ton si admirable, si chaud, si convaincu, que les larmes de l’enfant s’arrêtèrent. Elles s’arrêtèrent aussi, parce qu’il sortait de sa musette ce qu’il avait de plus précieux : son reste de chocolat, et une boîte ronde :