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GASPARD

Vers le soir, il ne pleuvait plus. Le ciel s’était ouvert et le soleil montré, et il se couchait au-dessus des collines droites de l’horizon, sanglant et merveilleux, donnant à la campagne inondée un air sauvage, comme la guerre. On faisait la bête de somme depuis une dizaine d’heures, et Moreau boitaillait. La nuit vint sans qu’on ralentît. Chacun avait fini sa boule et allait silencieusement, le cou tiré, la tête basse, relevant le sac d’un effort tous les cent mètres.

Pas de lune. La plupart avançaient, les yeux clos, donnant du nez sur la gamelle de l’homme qui marchait devant.

Vers minuit — au bout de quinze heures — Gaspard lui-même, la gorge sèche et les pieds en compote, sentit une fatigue plus forte que sa verve. Alors, il commença à grogner :

— Pourquoi qu’on nous dit rien de c’ qu’on fait ? Pourquoi qu’on nous traite comme des veaux ? J’ les en préviens : j’ vas tout plaquer !

Les, c’était l’État-major, les généraux, la France. Et il ajouta :

— À quoi qu’ ça r’ssembe de patouiller comme ça ? Quand j’ veux poisser un bonhomme, j’ l’attends au coin d’une rue ; j’ tricote pas des pieds toute la nuit !

Des voix presque haineuses l’approuvèrent. Les hommes étaient à bout ; mais le capitaine