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GASPARD

— Un peu, dit Gaspard, les aut’ veulent pas en foute une datte !

Et il le disait avec orgueil, car il savait bien que dans une compagnie il y a deux hommes importants : celui qui la mène et celui qui fait la soupe ; capitaine et cuisinier, piston et cuistot. Lui, il était le cuistot.

La guerre, pour le soldat, pour l’homme qui « sert », au sens le plus esclave du mot, c’est surtout une longue suite d’épreuves pour le corps, la marche avec tout un bagage sur les reins, les veilles, les suées, le froid, toutes les peines et la faim surtout, la faim qui est la grande ennemie avec la mort. Mais à la mort on ne songe même plus quand les courroies du sac étouffent la poitrine, ou quand les pieds semblent enflés et plus pesants que les godillots. D’ailleurs, la mort, parfois, tue d’un coup, sans souffrance, tandis que la faim vous talonne une armée pendant des jours et des jours. Elle ne terrorise ni n’anéantit. Elle angoisse, elle affole : et quand elle tient ses hommes et qu’elle en fait des loques ou des fauves, il n’y a plus d’obus qui comptent et l’ennemi n’est qu’un petit péril. Aussi, quel homme précieux, l’homme qui fait manger, l’homme de la soupe chaude, grâce à qui on lutte avec la fatigue, on dompte le sommeil, on trouve un mot de blague, on a… les larmes aux yeux de bonheur.