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GASPARD

Sitôt qu’on s’arrêtait quelque part, Gaspard jetait dans un coin sac et fusil. Il disait : « J’ balance mon bazar. Burette, veille dessus. » Et il courait « chercher le frichti. »

Ce soir-là, il voulut lui-même aller à la distribution de viande, pour être servi honnêtement. À A…, n’avait-il pas dîné avec le boucher : c’était un poteau.

Les chariots de ravitaillement se trouvaient massés sur la place de l’église, et dans une voiture à claire-voie, où étaient suspendus d’énormes quartiers de bœuf, on apercevait le monstre-hercule à la tête rasée, avec sa petite mèche dansante, qui faisait rire tous les hommes accourus. Il apparaissait et disparaissait entre des cuisses sanguinolentes, des épaules et des carcasses. Les manches troussées sur ses biceps, il soulevait, pesait, raccrochait. Et il plongeait, fouillait, s’enfonçait dans l’intérieur des bêtes ouvertes ; puis, il les dépeçait avec couteaux et scies, et parmi ces paquets de chair morte, il avait l’air de se livrer à un carnage pour rire, le geste mou, les yeux farceurs, essuyant du bras le bout de son nez ruisselant.

— Pour moi, dit Gaspard, tâche equ’ ça soye pépère. Une entrecôte, pis qui s’ pose là !

Le boucher le regardait avec malice :

— M’sieu est-il chargé d’ la cuistance ?