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grogna : « Silence, sacré nom ! Ce n’est pas le moment de rigoler, ou on va se faire zigouiller comme des lapins ! »

— Zigouiller… murmura Moreau. Alors ça y est… ils sont là… on est bons comme la romaine !

Une stupeur pesa brusquement sur ce régiment engourdi déjà par un jour et demi de wagons à bestiaux. Il débarquait à une heure mystérieuse, sur un quai sans lanternes, dans une campagne inconnue, dont on savait seulement qu’elle était « la frontière ». Les hommes, bouche bée, levaient la tête vers le ciel immense. Étoiles lointaines et bien faiblardes. On entendait un vent étrange dans de hauts peupliers ; et pour les yeux saisis, l’horizon semblait une ligne noire, fermé par une colline droite, qui formait un mur à la plaine, derrière quoi… l’on se figurait l’ennemi.

Sans bruit, on se mit en route. On passa une rivière, d’où s’élevait une buée douteuse, sur un pont miné et gardé. On le suivit, deux par deux, avec précaution. Cette fois, c’était bien la guerre, la tragique guerre… M.  Fosse marchait, raide : il commençait à accomplir son devoir. Les Normands marchaient, mous : leur prudence s’inquiétait. Burette songeait à sa femme : onze heures du soir, l’heure de l’embrasser plus tendrement et de se mettre au lit… Et Gaspard