Page:René Benjamin - Gaspard, 1915.djvu/294

Cette page a été validée par deux contributeurs.

pour farfouiller partout ; mais une jambe ! C’est si bête un pied ! » — enfin, il portait son malheur avec une telle aisance, qu’on négligea bien vite de le plaindre, pour s’égayer seulement de ses propos gaillards. — Cette bonne humeur, au reste, n’avait rien de surprenant ; l’homme est admirable de résistance. Vous le tuez à demi : il jouit de son reste. Vous lui coupez une patte : est-ce cela qui l’empêche de se frotter tes mains ? Il marchait : il apprend à sauter. Il s’adapte, s’arrange, il vit ! Vivre, c’est l’essentiel. Et tant qu’on vit, il faut être content de vivre, aimer le soleil et les rieurs.

Gaspard avait donc choisi le Café des Hirondelles parce que c’est le plus gai de M…, un petit café tout en vitres, à l’encognure d’une place. Le jour, la place l’éclaire ; le soir, il éclaire la place. Le jour, on est bien dedans ; le soir, on ne passe pas dehors sans griller d’entrer. Il est pourtant bien provincial, mais il a le charme d’une chose vieillotte, avec ses colonnes habillées de glaces, ses frises couleur crème où l’on voit l’Amour qui lance des flèches, son billard usé, son Bottin taché, et ses deux chats noirs, égoïstes, voluptueux et ronronnants, qui marquent, par l’impassibilité de leurs prunelles dorées, tout le mépris qu’on peut avoir des hommes, de leurs boissons et de leurs paroles.