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GASPARD

surveiller, pour être sûr d’avoir son compte d’hommes. Rien n’échappe comme un soldat. Vous le hissez dans un wagon : il redescend. Vous le remontez et bouclez la portière : sa tête passe par le carreau. Et la bouche demande, le nez flaire, les yeux cherchent. Vous tournez le dos : il a tout le torse sorti. Vous vous éloignez : le voilà dehors. Vous revenez ; il dit : « C’est pas moi… j’ai tombé… »

Mais l’aide-pharmacien qui avait à mener le train de Gaspard, étant surtout un maître-philosophe, il laissait faire et fumait sa pipe. Alors, boitant, sautant, clopinant d’un pied, se traînant sur les mains, bras en écharpe, tête dans des linges, l’épaule démise, des cous tordus, des bouches sanglantes, c’étaient toutes les misères de la guerre qui descendaient, se croisaient, se mêlaient, puis, tant bien que mal, en s’entr’aidant, avec des jurons ou des soupirs, s’allongeaient sur le talus du chemin de fer.

Cinq, dix minutes, — le temps que la voie soit libre. Dans les compartiments on était si tassés, si pilés, si meurtris, que la terre semblait douce et l’air semblait divin. — Gaspard, à cause de « c’te charogne d’obus », était encore forcé de se remettre sur le ventre. Seulement, s’il y avait de l’herbe, il allongeait les mains dedans, et il disait :

— Ça m’ rappelle un dimanche à Meudon. Ah,