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GASPARD

prendre et de se dire : « Dieu, qu’il est grand ce pays ! Et varié ! Et si beau ! »

Gaspard, lui, ruminait : « Sale déveine !… pour une fois que j’ voyage à l’œil, faut qu’ j’aie la fesse en marmelade. »

Il n’avait pas trouvé de place dans les wagons à bestiaux, et, s’étant hissé dans un étroit compartiment de troisième, il avait pris possession du filet, où il s’était étendu tant bien que mal, grognant « que la République le dégoûtait et qu’on allait l’ faire crever ! » Il était là-haut, sur le ventre. Sa fesse le brûlait et il grimaçait. Mais le train s’arrêtait-il ; aussitôt Gaspard dégringolait de son plafond et tombait sur les épaules des camarades. Il plongeait dehors par la portière, attrapait le loquet, sautait sur la voie. Le boueux l’apercevait : il ne faisait qu’un bond. Puis, le livreur. Puis, tous les autres, — sauf les grands blessés immobiles sur leur paille. Et vraiment, on eût dit la Cour des Miracles qui s’échappait de ce train, — une Cour des Miracles terrible, fantastique et drôle, car le soldat, comme le mendiant, est toujours agité par une curiosité et un espoir, qui rendent sa souffrance puérile et comique. L’homme qui a faim, qui a soif, qui a mal, redevient enfant. On ne peut plus le tenir : il vous glisse entre les mains. Un train de blessés ! Il faudrait des yeux tout autour de la tête pour le conduire, le