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GASPARD

Puis, Gaspard entreprit le conducteur, un vieux Lorrain, tout graillonnant et somnolent :

— J’ crois qu’t’es pas loueur de voitures pour les noces. Si c’est ça l’ coupé d’ Margot !…

Le paysan n’entendait pas : il était dur d’oreille. À son tour il dit :

— Y en a-t-il beaucoup d’ tués ?

Gaspard fit :

— On est pas les pompes funèbres. Allez, emmène-nous !

L’autre continua :

— Pasque toutes ces terres-là, c’t’ à moi… Les terres où qu’ vous vous êtes battus, c’t’ à moi.

— Ben, t’as des chouettes propriétés ! dit Gaspard. Ah, dis donc !… j’aime mieux la rue de la Gaîté.

Le paysan reprit encore :

— Pasque l’ Gouvernement, il paiera-t-il, au moins, tout c’ qui s’ra ravagé ?

— Mais marche donc ! fit Gaspard. J’aime pas qu’ mon cocher m’ cause !

Et ce fut un voyage singulier, dans une nuit baignée de lune. Trois heures de charrette, au petit pas, les roues grinçant, les hommes geignant, avec ces six têtes misérables, qui s’en allaient de droite et de gauche, accablées et souffrantes. Têtes d’épopée, soudain toutes blêmes, ensuite dans l’ombre, à la fois terribles et co-