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GASPARD

pires aventures il s’habitue et s’accommode, avec une prestesse qui d’abord déroute et qui, en fin de compte, est admirable. Et sous ce feu mystérieux, qui par bonheur n’avait encore atteint personne, Gaspard eut ce mot de philosophie :

— Dans c’ métier-là, faut rien chercher à comprendre !

Il fallait plutôt chercher à manger, car c’était terrible cela, d’avoir renversé la soupe. Rien, rien pour le bec et depuis la veille, et on avait marché toute la nuit. Les hommes sentaient leur estomac descendre et s’évanouir en eux ; ils avaient le cœur dans le ventre, les jambes qui flageolaient, une rigole de sueur entre les omoplates. Aussi, après un quart d’heure, comme tout le monde était vivant et que les obus tombaient à intervalles plus espacés, — accoutumés déjà, rassurés aussi, affamés surtout, ils ne pensaient plus tant au feu qu’à dévorer quelque chose, quoi que ce fût, qui leur donnât des nerfs et raffermît leurs membres. On entendait :

— Gaspard… passe voir ton bœuf. Quoi, sans blague, on la crève !

Il répliquait, rageur :

— L’est pas coupé… Fous-nous la paix… On l’ bouffera c’ soir.

C’était vrai, ça. Que répondre ?… Et puis… juste à ce moment, ils crurent trouver le bonheur.