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GASPARD

foncent et refusent de lâcher, des traces de coudes et de mains, de griffes d’hommes qui se ramassent, s’accrochent et s’agrippent, et qui, pelotonnés dans un dernier trou, tirent ainsi leur dernière balle en poussant leur dernier soupir. Ce champ retourné, meurtri par des épaules et des genoux en détresse, c’était l’image vivante et poignante de deux cents hommes devenus cadavres, qui, les premiers, s’étaient acharnés à défendre, motte par motte, la terre française. Mais il ne restait plus que le moule de leurs efforts, le dessin effrayant de leur expression dernière ; eux, ils avaient disparu, enfouis dans leur dernier sillon, boursouflant la terre fraîche de leurs deux cents corps tassés, pour encombrer le moins possible les vivants.

Devant cette levée du sol, brusquement le régiment sentit le grand drame de la guerre. Il y eut comme un sursaut gigantesque dans cette file de deux milliers d’hommes, et la colonne fit un détour brusque, respectueuse et effrayée devant cette vaste tombe anonyme, qu’aucun pied n’aurait pu fouler.

Le canon semblait tout proche : terre et ciel tremblaient. Au sortir d’un bois, traversé péniblement après le champ des deux cents morts, les fantassins se trouvèrent nez à nez avec une ligne de 75 mis en batterie. Ils ne tiraient pas