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GASPARD

trente, pas plus, mais ils étaient superbes à voir ! Leurs chevaux collés de sueur, tachés de poussière et de sang, les naseaux rouges, l’oreille au guet et la queue folle, cabrés, piaffant, hennissant, et les hommes sans képis, têtes au vent, tout tumultueux, jurant, soufflant, riant et faisant voir trois grandes montures qu’ils amenaient par la bride, au galop. Il n’y eut qu’une voix :

— Des ch’vaux d’uhlans ? Dis voir, c’en est ?

— Probabe, et garantis ! Y a pas d’erreur !

Les fantassins écarquillaient les yeux, bouche bée. Il se fit un silence. Puis Gaspard lança :

— Ah !… Les sales gueules qu’ils ont !

Comme c’était vrai ! Pas seulement par la faute des harnais et des selles. Non ; ils ne regardaient pas ; ils avaient l’air serviles ; ils n’entendaient rien au français : de vrais Teutons ; des chevaux boches, — haïssables.

Et cela, pourtant, ce n’était que l’avant-garde de la Guerre, les premiers éclaireurs qu’elle envoyait pour dire : « Attention ! Je suis là ». Bientôt le régiment allait la rencontrer elle-même : tragique et sanglante, elle s’en venait au-devant de lui.

Il faisait d’ailleurs une soirée orageuse, énervante, menaçante. Le soleil se cachait dans une mauvaise brume rousse. L’air bouchait les poitrines au lieu de les emplir, et le soir qui tom-