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CHRONIQUE D’UN TEMPS TROUBLÉ

dans l’allégresse… et elle était fourbue : elle dut rester deux jours au lit.

— Il m’a tuée, pensait-elle, doucement. C’est un monstre…, ou un fou. Et la duchesse est folle… Et presque toutes les femmes sont folles… Et…

Je crois qu’elle s’arrêta avant de s’analyser elle-même. Elle était possédée par une envie de dormir, que de sa vie elle n’avait connue.

Je l’ai engagée à ne rien faire pour s’éveiller trop vite ; mais dès qu’elle le pourrait, à prendre un train, et à s’en aller à deux mille mètres d’altitude, dans le silence, parmi des troupeaux muets. Elle a haussé les épaules.

La vérité, c’est que pour la guérir il faudrait au moins une révolution… et peut-être horrible, suivie d’une paix… magnifique, avec des hommes de génie, capables de rétablir les mœurs et les institutions. Elle croit qu’elle relève de la médecine ; elle ne relève que de la politique. C’est la politique qui a tout perdu, tout lâché. Les esprits maintenant sont à vau-l’eau ! Des bateaux dans un port, dont toutes les ancres auraient cédé. Ils tournent sur eux-mêmes, jusqu’à ce qu’ils se bloquent les uns les autres… Dans cette mêlée, il ne faut plus parler de bon sens, de finesse, d’honnêteté. Il n’y a plus que vertige et surmenage. Quand retrouverons-nous la chance de quelques années d’équilibre ? Car l’ordre est une chance, c’est le désordre, a