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tant de sottises. Mais je ne suis pas de taille ! D’ailleurs, il n’y a pas que moi. Ma sœur achète des fleurs quand elle reçoit. Il faut voir leur mine, quand elle a reçu. Elles tombent, mortes.

Ma sœur elle-même n’en mène pas large. Et c’est ce que je veux vous raconter, parce que c’est là pour moi un des éléments typiques de notre décadence.

Quand elle a trop reçu n’importe qui, trop parlé pour rien, trop voyagé aussi, car elle voyage : elle court en Suisse, en Belgique, à Londres, cacher des capitaux ; puis elle revient ; elle ne sait plus ce qu’elle a placé, elle repart ; elle déplace, rapporte, remporte, et finalement, perd son argent, gémit, s’écrie :

— Il va falloir que je travaille… comme mes filles !

Bref, elle se tue, et quand elle est tuée, elle crie au secours ! Nos mères avaient la religion. Leurs filles n’ont que la médecine.

Il m’est arrivé ces temps-ci, plusieurs fois, d’aller voir ma sœur en fin de journée. L’heure où elle se détend ; son masque tombe. À la place de Jane, ainsi qu’elle s’appelle, je retrouve Jeanne, que mes parents firent baptiser. Elle devient affectueuse ; se confesse, et à moi, qu’elle traite secrètement d’incapable ou de bohème ! La malheureuse va de misère en misère, de docteur en docteur. Je ne dis pas médecin : docteur est le mot