Page:René Benjamin - Chronique d’un temps troublé, 1938.djvu/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

culée en hectares ; les matières premières en tonnes ; l’outillage en argent !

— Pour fabriquer le longeron, rien que le longeron, dit Lévi-Prune, j’ai un million d’outillage. Pour la carrosserie, quinze millions !

— Ah ! c’est inouï ! dis-je tout haut.

Et je pensais tout bas : « Pourvu qu’il ne dise pas cela en paraissant devant Dieu !… Ça ne ferait aucun effet ! »

L’usine vibrait et ruisselait d’huile : les murs, les machines, les visages. Des moules puissants saisissaient avec violence des plaques de tôle, auxquelles sur-le-champ ils imposaient leurs formes.

— C’est beau ? dit Lévi-Prune.

Je me contentai cette fois, de faire « oui » de la tête. Les mots chez deux hommes n’ont pas le même sens. Qu’est-ce qui pouvait être beau ? La tôle ? La violence ?… Saura-t-on jamais comme arrivent les idées. À cet instant, devant ces moules abominables, je vous revis, Hélène ! Mais c’est peut-être justement ce simple petit mot beau, qui me fit voir votre image.

— Nul autre que moi, dit Lévi-Prune, en quittant cette usine, ne possède rien de pareil en France !

« Si c’était vrai ! » pensai-je.

Nous montâmes en voiture, et passâmes d’un quartier hideux à un hideux quartier.