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La bourgeoisie n’en revient pas… ou fait mine de n’en pas revenir. Je crois qu’elle a vu arriver le drame, mais paresse ou lâcheté, elle a étouffé ses pressentiments.

Depuis longtemps, j’avais envie d’approcher l’un de ces grands bourgeois, meneurs d’industries, qui ont créé des usines comme des villes, dans lesquelles ils mènent des armées d’ouvriers. La vie de ces gens-là est le couronnement, au XXe siècle, des pensées du XIXe. Quand je dis des « pensées », le pauvre n’a guère eu le temps d’en avoir. La science découvrait trop vite. Mais justement, j’étais avide de vérifier chez ces grands chefs, s’il y a le sentiment tragique de leur erreur, même inconsciente. Vous savez que j’ai une sœur qui reçoit beaucoup : je vous parlerai d’elle un jour. C’est chez ma sœur que j’ai rencontré, l’autre soir, Lévi-Prune, l’homme qui fabrique par jour trois cents voitures. Des grandes, des petites ; les « petits pruneaux » comme on appelle les petites. Je suis arrivé ; il sortait : « Ah ! monsieur, m’écriai-je, comme je voudrais voir vos usines ! » Il m’a répondu : « Il faut trois heures et quart, monsieur ! » J’ai dit : « Ce n’est pas trop ! » Et sur-le-champ, il m’a donné rendez-vous.

Je n’avais pas eu le temps de voir ce qu’annonçait son visage : il était parti. Mais j’avais entendu une voix gaie. J’ai trouvé en