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« Prenez cette rue… qui est pour vous ! » Elle est aussi pour les hommes, s’ils aiment les femmes. Cependant, à la hauteur de Saint-Roch, tout ce petit bonheur s’évanouit ; la rue se transforme : plus que des fruitiers, des épiciers, des marchands de vins ! On mange, on boit… au milieu des souvenirs d’histoire. Puis doucement, la vie féminine reparaît. Et ce sont des commerces discrets et raffinés : beaux cuirs, beaux gants, belles écailles ; jusqu’au faubourg exquis, qui débute entre les friandises et les parfums. C’est une rue où se promènent les élégantes, où travaillent les mains les plus fines, où l’homme se ruine pour la femme belle. On ne connaît pas de rue pareille à Rome, à Londres, à Amsterdam.

C’est une rue aussi qui est aristocratique, bourgeoise, populaire. J’y allais pour causer. J’y ai rencontré tout ce qui fait une nation, en attendant la « classe unique » définitive.

D’abord Guy du Buit d’Origny. Il me séduit et m’irrite. C’est un reste de la plus vieille race. Celui-là est de la côte de Saint-Louis. Suprême élégance, tête fine, des mains de prince, mais de tout cela quel usage fait-il ? Il gémit ! Je sais bien qu’il possède un château, avec soixante-dix fenêtres dont les persiennes battent, et deux kilomètres de toits dont les ardoises volent. Mais à force de se ramasser sur ses soucis, au milieu d’une