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Le patron, M. Seigneur, arriva sur ces mots :

— Je m’excuse, me dit-il, vous n’aurez pas de déjeuner. Vous n’aurez plus rien, même pas de lit, si un plongeur m’annonce qu’il veut occuper le vôtre !

Je tins à le rassurer :

— En ce cas, lui dis-je, j’occuperai le lit du plongeur.

Est-ce que cette parole lui a semblé dangereuse ? Je m’aperçois de plus en plus que la peur est un sentiment imprévisible, qui naît chez tous, partout, pour tout. Bref il m’entraîna, avec l’Anglais, dans son bureau. Et là le pauvre homme, fort agité — il vivait l’heure tragique de sa vie bourgeoise — nous dit sa rancune en petites phrases essoufflées. D’abord, d’abord, l’ingratitude du personnel envers lui qui n’était pas un patron comme les autres ! Il n’avait jamais eu qu’un souci : être humain ; jamais embauché ni homme ni femme sans lui dire : « Ici c’est une famille ! Au moindre ennui, venez me trouver ! »

— Et aujourd’hui, s’indignait-il, ils me fichent à la tête leurs délégués ! Je suis menacé par ceux à qui je voulais du bien ! Tenez, fit-il en devenant pâle, le concierge, qui est chez moi depuis vingt ans, le concierge qui n’est pas un employé vulgaire — il voit, écoute, renseigne, saisit des secrets, sait les garder, enfin c’est presque un mon-