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douloureux, éveillé à la vie de l’esprit, privé de la parole et du rire. Tantôt il me console des hommes ; tantôt me rejette vers eux. Qui a peint cette toile ? Elle n’est pas signée. Elle doit avoir un demi-siècle. Je la tiens d’un ami doux et mélancolique, mort à trente ans.

Le buste est une des belles créations de l’art égyptien. Je l’ai rapporté d’Afrique. Une tête d’homme d’il y a cinq mille ans. L’image de l’équilibre : maîtrise et mépris. Presque pas de cou, des yeux bridés, des pommettes hautes, une moue défensive. Moi qui suis faible et sociable, je me sens médusé par cette autorité solitaire.

La petite figurine est ce qu’on appelle à Marseille un Santon. Je l’ai achetée pour quelques sous, sur les allées de Noailles, une année, à Noël. Elle faisait partie du cortège nombreux des petits personnages de la crèche, représentant le plus naïf, le plus pur, celui qui est fasciné, qui adore rien qu’en regardant, le « Ravi ».

Entre ces trois objets j’ai cru pendant quelques heures que je commençais une existence nouvelle… décidément libre ! Je le croyais encore, même en ne croyant plus ce que la nuit je croyais. Je me disais : « Il ne faut pas confondre la société et la vie ! La société, hélas, on peut l’analyser, faire son bilan… ne pas y croire. Tandis que la vie,