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CHRONIQUE D’UN TEMPS TROUBLÉ

que je n’ai rien, rien de rien, et… que j’aime bien tremper de temps à autre un bout de biscuit dans une goutte de thé ; mais je vous le vole cet argent-là ! C’est moi qui devrais vous en donner, tant j’ai de joie avec cet enfant !

Elle sortit de sa manche un petit mouchoir brodé (cadeau d’un Général, de l’État-Major de l’Empereur), s’essuya les yeux, et dit dans un sourire :

— Le malheur est qu’il est adoré de tout le monde. C’est un roi dans le pays ! Moi, je l’appelle « mon petit dieu », ce qui est sacrilège peut-être ; mais sans aller jusque-là, on a raison de dire comme Fricotelli, le maçon, que c’est un petit garçon enchanté. À sa naissance, vous avez dû voir des choses extraordinaires. À quelle heure est-il né ? Comment était la lune ? Faisait-il un temps idéal ? Il dut y avoir une minute de repos dans le monde… Et c’est possible — comment le savoir ? — qu’à cette minute, personne ne soit mort, et que brusquement, les souffrances aient cessé. En tout cas, à moi, il m’a fait oublier mes malheurs : la révolution, ma jeunesse — cette jeunesse où j’ai eu toutes les maladies !… si bien que maintenant, je ne peux plus rien attraper, et que j’ai une vieillesse libre !

Elle le disait avec une figure rayonnante. Mais Thierry rentrait en courant :

— Papa, viens voir la chèvre de Frico-