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CHRONIQUE D’UN TEMPS TROUBLÉ

que ce jeune monsieur barbu, à la mode de 1880 ?

— C’est M. Serge Alexandreff, le mari de la dame russe qui me donne des leçons d’anglais. Allons la voir, papa, avant qu’il fasse nuit. Tu vas t’amuser ! Viens vite ! C’est par ici.

On eût dit, au-dessus du hameau, que le soleil n’avait été créé que pour une fenêtre, où il mettait tous ses rayons, son dernier éclat, une vraie folie de lumière. Et c’était la fenêtre de Mme Alexandreff, qui habite, la pauvre, son « vieux chalet à puces » (ainsi le désigne le jeune Thierry). Chalet de bois, tout branlant, mais qu’elle anime d’une vie aussi chaude que celle de son élève, malgré qu’elle ait près de soixante-dix-huit ans ! J’étais à peine assis, qu’elle commença, avec des rires, et toute une danse des mains, des litanies d’adoration. Thierry s’était éclipsé pour voir un lapin blanc qui a des yeux rouges, et c’est sur Thierry qu’elle s’extasia. Il était après tant d’autres, sa raison de croire en Dieu et de le chanter :

— Monsieur, quel enfant ! L’esprit d’un homme, et le cœur d’un ange, et cet ange-là, c’est sans doute sa pauvre mère !

Je ne bronchai pas ; je ne savais pas…

— J’ai un fils, moi aussi ! dit Mme Alexandreff. Ne le répétez jamais, parce qu’en somme c’est affreux, mais quand il avait l’âge