Page:René Benjamin - Chronique d’un temps troublé, 1938.djvu/176

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
164
CHRONIQUE D’UN TEMPS TROUBLÉ

— Enfin, enfin, balbutia-t-il, si l’Europe est amie, pourquoi ne comprend-elle pas que nous ne pouvons plus sortir de chez nous, que forts comme nous sommes, nous éclatons… et qu’il nous faut des colonies !

— De quel genre ? dis-je doucement. Des colonies anglaises ?

— Anglaises ! Grand Dieu !

Il sauta ; sa femme aussi ; et Rimmermann fit comme eux.

— Anglaises ! Mais si l’Angleterre, monsieur, perdait ses colonies, c’en serait fini du prestige de l’Europe ! Son discrédit commencerait, et avec lui la montée du péril jaune ! Non ! Non ! Nous avons besoin d’une forte Angleterre, dans une forte Europe, car pour demeurer fort, on doit être entouré d’une famille qui soit forte.

J’entendais de nouveau les litanies interminables de la force ; mais à cette minute-là, il m’apparut clairement que c’était la peur, le premier de leurs sentiments. La peur, qui leur fait voir des francs-tireurs partout, chaque fois qu’ils entrent dans une ville. La peur, qui en attendant qu’ils se déchaînent, leur inspire un respect profond pour le voisin. Les Allemands ne connaissent ni la gratitude ni la pitié : c’est une race méfiante et cruelle, sous des aspects bonhomme ; mais ils ont des provisions, des stocks, des réserves de respect !

— Qu’attendons-nous, me disais-je, ren-