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CHRONIQUE D’UN TEMPS TROUBLÉ

à cent dix à l’heure, et c’était si simple, que pour la première fois de ma vie je m’aperçus que la mécanique pouvait atteindre à la grâce, ce diamant de la beauté. Je ne pouvais m’empêcher de dire tout haut : « C’est merveilleux !… » Et je pensais à l’auto autant qu’à la route, à leur mariage heureux, au génie particulier de ce siècle.

Du ciment, de l’acier… et c’est une impression de douceur et de souplesse ! La route n’a ni courbe, ni variante ; elle est d’une stricte monotonie… et on ne s’ennuie pas, quel miracle !

Mais tout à coup, je ne sais pourquoi ni comment, je pensai avec quelle foudroyante vitesse camions, canons pourraient un jour s’avancer par la même voie pour tomber en trombe sur la France. Et ce fut la fin de mon plaisir !…

Il est vrai qu’au bout de l’autostrade nous atteignîmes une ville, où les visages se montrèrent empressés. Comment croire à de nouveaux massacres ? Dès que nous demandions la route, il y avait dix passants pour nous l’indiquer. Un chœur ! Ils voulaient tous à la fois rendre service. Quels braves visages de servitude et de bonté ! Servir et plaire, ces deux désirs éclataient dans leurs yeux. Les sergents de ville étaient les plus épanouis : on devinait la profession du bonheur, celle qui met de l’ordre officiellement.