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ROMANS ET SATIRES.


ainsi, dans ce roman anti-romanesque, l’homme de son métier : philosophe et surtout, jusque dans ses pages les plus immorales, moraliste. Point d’invention, par conséquent point de composition ; mais seulement un cadre assez large pour y faire entrer tout ce dont il est pressé de débarrasser son cerveau. La forme du dialogue qu’il affectionne et où il excelle le sert à merveille. Qu’il fasse écrire la Religieuse au marquis de Croismare ou causer interminablement Jacques avec son maître, c’est donc toujours lui qui est en scène et toujours à l’affût du prétexte qui lui permettra de greffer sur le moindre incident du récit ou de la conversation la digression qui bouillonne en lui et le tourmente. Les qualités les plus fortes et les plus brillantes de son esprit se donnent enfin libre carrière, et, à côté d’elles, celles de son cœur qui valait mieux encore, la bienveillance, la bonté, une pitié pour les souffrances et pour les misères qui, certes, n’était pas unique dans le siècle de Voltaire, mais dont le ton a chez lui quelque chose de réchauffant qu’on ne retrouve pas ailleurs.

Évidemment, ces idées, dont il ne tient pas les rênes et qui ont toujours le mors aux dents, l’entraînent trop souvent où il ferait mieux de ne pas aller, tantôt dans les broussailles d’une métaphysique obscure, tantôt dans le bourbier de la gravelure. Mais quelque impatience qu’on éprouve à ces parenthèses énormes, le mouvement qui emporte l’auteur est si vif et si rapide, la succession ininter-