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DIDEROT.


cruelles. Diderot, en effet, a beau replier les grandes ailes que lui avait données la nature, on devinait partout les siennes. Ce génie essentiellement créateur a beau se contraindre à n’être que narrateur ; alors même qu’il raconte les évolutions de la philosophie au lieu d’exposer sa propre doctrine et qu’il décrit le métier à tisser les bas au lieu de proclamer son audacieuse sociologie, la flamme révolutionnaire qu’il s’est efforcé d’éteindre jaillit encore en mille étincelles et il n’y a pas jusqu’au cynisme navrant de ses palinodies qui ne trahisse et révolte contre les dogmes patentés. Les philosophes ne se proposent en apparence que de dresser uni inventaire complet de l’histoire et de la nature ; ils ne peuvent s’empêcher pourtant, même quand ils s’en défendent, même sans le vouloir, de mettre chaque page, en regard de ce qui est, ce qui devrait être — et cette comparaison seule est séditieuse. La science est pour les encyclopédistes, même pour les collaborateurs les plus humbles, l’explication naturelle de la nature ; par conséquent elle ne rend pas assurément Dieu inutile, mais elle peut évidemment s’en passer et elle peut l’ignorer. Elle s’efforce en vain d’être modeste et humble ; elle n’en est pas moins « l’ambition indomptable de l’esprit, l’investigatrice sans fin, l’impatience du mystère », et ce n’est pas sa moindre beauté que tous ces despotismes politiques, sociaux ou religieux la tiennent pour leur ennemie-née. « Les siècles, qui se racontent eux-mêmes », racontent surtout leurs erreurs,